Cornelius Castoriadis

Cornelius Castoriadis est un philosophe, économiste et psychanalyste français d'origine grecque, défenseur du concept d'«autonomie politique».



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Philosophe français - Psychanalyste français - Philosophe du XXe siècle - Philosophe politique - Personnalité de Socialisme ou barbarie - Personnalité de l'extrême gauche française - Enseignant à l'École des hautes études en sciences sociales - Naissance en 1922 - Décès en 1997 - Naissance à Constantinople - Essayiste ou théoricien marxiste - Marxisme

Cornelius Castoriadis
Philosophe occidental
Philosophie contemporaine
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Naissance : 11 mars 1922 à Constantinople
Décès : 26 décembre 1997 à Paris
Principaux intérêts : Politique, éthique, épistémologie, métaphysique, psychanalyse, esthétique, histoire, économie
Idées remarquables : Imaginaire, faire social-historique, création et autocréation, Chaos et Envers
Œuvres principales : L'institution imaginaire de la société (1975)
Influencé par : Homère, Héraclite d'Éphèse, Sophocle, Eschyle, Platon, Aristote, Plotin, Marx, Freud, Luxemburg, Heidegger, Arendt

Cornelius Castoriadis (Κορνήλιος Καστοριάδης) (11 mars 1922 à Constantinople[1] - 26 décembre 1997 à Paris) est un philosophe, économiste et psychanalyste français d'origine grecque, défenseur du concept d'«autonomie politique». En 1949, il fonde avec Claude Lefort le groupe Socialisme ou barbarie, d'où sort la revue du même nom et qui est dissous au printemps 1967.

Biographie

Cornelius Castoriadis avec la chorégraphe Clara Gibson Maxwell
Cornelius Castoriadis et Clara Gibson Maxwell

Castoriadis naît à Constantinople en 1922. Il rejoint la France en 1946. Il devient économiste auprès de l'OCDE de 1948 à 1970.

Adhérent d'un parti trotskiste, le Parti communiste internationaliste (IVe Internationale) , il y crée en août 1946 avec Claude Lefort (dit Montal) une tendance minoritaire. La tendance Chaulieu-Montal (Chaulieu étant un de ses pseudonymes) quitte en 1949 le PCI pour se former en groupe autonome, qui se rapprochera plutôt du communisme de conseils, Socialisme ou Barbarie. Le premier numéro de la revue du même nom paraît en mars 1949.

En novembre 1956, suite aux événements de Hongrie, il participe avec quelques membres de S ou B (dont Lefort) à un Cercle international des intellectuels révolutionnaires (où se retrouvent entre autres Georges Bataille, André Breton, Michel Leiris, Edgar Morin, Maurice Nadeau).

En 1958, le groupe S ou B connaît une scission autour de la question de la constitution d'une organisation révolutionnaire. Claude Lefort et Henri Simon quittent le groupe pour créer ILO, qui devient Informations et correspondances ouvrières (ICO). Castoriadis fait partie de ceux qui maintiennent Socialisme ou Barbarie.

Nouvelle scission en 1963. Le 13 mars 1964, Castoriadis tient conférence sur le thème «Marxisme et théorie révolutionnaire», et le 15 mai sur la question : «Qu'est-ce qu'être révolutionnaire actuellement ?».

À partir de 1964, Castoriadis devient membre de l'École freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan, auquel il s'oppose dès 1967.

En 1967, le groupe Socialisme ou Barbarie se saborde officiellement et publie un texte d'autodissolution.

En 1968, Castoriadis se marie avec Piera Aulagnier. En 1969, il quitte l'EFP. Il participe à la formation du Quatrième groupe. Castoriadis débute une deuxième analyse didactique avec Jean-Paul Valabrega et commence à exercer comme analyste à partir de 1973.

Castoriadis s'intéresse aussi à la recherche philosophique. À la fin des années 1970, il rédige dans Topique, à partir du livre Un destin si funeste, un long article critiquant vivement la pensée structuraliste, à travers tant Michel Foucault que Roland Barthes, Louis Althusser, Gilles Deleuze et Félix Guattari.

En 1980, Castoriadis est appelé directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Cornelius Castoriadis est mort le 26 décembre 1997 et est inhumé au cimetière du Montparnasse (6e division).

Philosophie

Ontologie

On peut présenter les conceptions de Castoriadis en matière d'ontologie en s'appuyant sur la formulation suivante :

«Le monde se prête indéfiniment à des organisations ensidiques ; le monde n'est pas épuisable par ces organisations ; ces deux énoncés définissent un mode d'être, que j'ai nommé le mode d'être du magma et que nous retrouvons partout[2]

Le monde. Castoriadis sert à désigner par là la totalité de ce qui est : le monde physique (le cosmos), le monde vivant, l'humanité avec son imaginaire, sa psyché et ses institutions, le continuum social-historique. Dans d'autres contextes, Castoriadis dira simplement «ce qui est», ou l'Etre, avec ou sans majuscule.

Ensidique : mot forgé par Castoriadis par la contraction de l'expression «ensembliste – identitaire». Cette expression est elle-même dérivée de la théorie mathématique des ensembles ; elle autorise Castoriadis de donner de sa pensée une formulation d'une rigueur exceptionnelle, communicable sans équivoque à qui entend le langage mathématique. Cette référence correspond à une réalité profonde, car la théorie des ensembles ne fait que formaliser de façon rigoureuse un mode d'appréhension du monde qui est déjà implicite dans tout langage : «L'ensemblisation est déjà à l'œuvre dès qu'il y a société et langage. [3]»

Traduit en langage familier, «ensidique» renvoie à un univers qu'on pourrait appeler cartésien, où chaque objet peut être identifié et classé en termes «clairs et différents», et où les relations entre les objets ou classes d'objets relèvent de la pure logique. C'est typiquement l'univers que prend en charge l'entreprise scientifique.

Dire que «le monde se prête indéfiniment à des organisations ensidiques», veut dire que l'ensemble des phénomènes du monde peuvent donner lieu à des théories basées sur des concepts clairs et différents, construites en appliquant la logique aux rapports entre ces concepts. Et que ces théories 1) disent quelque chose de pertinent sur le monde tel qu'il est , 2) permettent d'agir effectivement et efficacement dans et sur ce monde. C'est dire aussi que la science peut comprendre quelque chose du monde, et qu'elle est potentiellement apte à s'appliquer dans l'ensemble des domaines du monde.


L'originalité de Castoriadis consiste à affirmer qu'on laisse toujours échapper quelque chose du réel si on se limite à une appréhension de type ensidique. «Le monde n'est pas épuisable» par ces organisations ensidiques. C'est ainsi qu'il est conduit à décrire un «mode d'être», qui est celui qu'il sert à désigner par le mot magma. Avec dès le début un paradoxe et une difficulté : «On ne peut parler des magmas que dans le langage ordinaire. Cela implique qu'on ne peut en parler qu'en utilisant la dimension ensembliste-identitaire de ce langage[4]

Mais avant de décrire ce que Castoriadis sert à désigner par magma, il convient de bien comprendre la portée de la dernière assertion de la formule ci-dessus : le «mode d'être du magma, nous le retrouvons partout.» Cette assertion doit conduire à écarter certaines interprétations erronées de la pensée de Castoriadis, selon lesquelles on aurait «deux ontologies», avec deux modes d'être, ensidique d'une part et magma d'autre part, s'appliquant chacun à deux domaines différents du donné, par ex. le domaine de la physique pour le premier, le social-historique pour le second. On serait là à l'opposé de ce que pense et développe Castoriadis. Pour lui, le mode d'être du magma s'applique à l'ensemble des domaines du donné. Pour faire comprendre sa pensée, Castoriadis introduit une notion supplémentaire, celle de stratification : ce qui est ensemblisable/ensemblisé définit une première strate ou strate naturelle, présente dans l'ensemble des domaines du donné, mais dans aucun domaine cette strate n'épuise ce qui est .

C'est vrai dans le domaine de la physique : «Tout semble indiquer que, au-delà de la première couche ou strate.., ce qui est n'est pas congru à la logique ensembliste. Les questions et les apories avec lesquelles se débat la physique contemporaine … renvoient à une «organisation» - si ce terme a toujours ici un sens- sous-jacente de l'existant physique, allant particulièrement au-delà de ce que Niels Bohr essayait audacieusement de penser sous le terme de complémentarité, et principalement insaisissable en termes de logique ensembliste[5].» et c'est toujours vrai, mais plus visible, dans les autres domaines, celui du vivant généralement et tout spécifiquement dans tout ce qui touche à l'humain. C'est ce qu'indique Castoriadis dans le même texte, car il ajoute suite à ce qui est rappelé ci-dessus : «Mais les indications les plus fortes nous viennent indubitablement du domaine anthropologique.»

Parvenu à ce stade, on peut se poser une question : la stratification est-elle une caractéristique du mode d'être de l'étant, ou apparait-elle uniquement par l'effet de notre connaissance et du mode de connaître qui nous est propre ? Cette question, nous dit Castoriadis, est indécidable : «Ce qui est comporte une dimension ensembliste-identitaire - ou une partie ensembliste-identitaire - partout dense. Question : la comporte-t-il ou la lui imposons –nous ? Réponse… : Pour l'observateur limite, la question de savoir, en un sens ultime, ce qui vient de lui et ce qui vient de l'observé est indécidable. (… L'observation est un coproduit non pleinement décomposable) [6]»

Venons en désormais à la présentation du magma. Il s'agit de donner à percevoir ce que c'est dans un langage qui est par nature implicitement ensidique tandis que cette réalité (qui est la réalité du monde) dépasse illimitément l'ensidique. Pour cela Castoriadis utilise essentiellement deux modes d'exposition.

Le premier pointe vers le contenu de la notion de magma, en utilisant un langage aussi rigoureux que envisageable. Dans L'Institution Imaginaire de la Société, il propose la définition suivante (p. 461)  : «Un magma est ce dont on peut extraire (ou : dans quoi on peut construire) des organisations ensemblistes en nombre indéfini, mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement) par composition ensembliste (finie ou illimitée) de ces organisations.» Il a poussé le plus loin dans cette voie dans un texte intitulé La logique des magmas et la question de l'autonomie, [7] où il essaie d'éclairer la notion en langage formel. Les contradictions et les impasses auxquelles il parvient obligatoirement dans cette présentation ont cette particularité qu'elles ne forment pas un échec, mais qu'au contraire elles aident à comprendre de quoi il veut parler.

Le deuxième mode d'exposition utilise une méthode plus descriptive, basée sur l'emploi de trois termes qu'on trouve fréquemment ensemble sous sa plume : «Ce qui est est Chaos, ou Abîme, ou Sans–Fond». Abîme et Sans-fond rappellent l'impossibilité de parvenir dans quelque domaine que ce soit à un fondement ultime. Chaos ne veut pas dire désordre absolu ni argile amorphe, ce terme est là uniquement pour rappeler que le réel n'est pas réductible aux organisations ensidiques ni épuisable par elles. Il sert à désigner la propriété de ce qui est de résister ou échapper toujours en partie à l'ensidisation. Mais principal peut-être, c'est que cette irréductibilité ne doit pas être interprétée comme ce qui serait un manque, une faiblesse, ou un défaut de l'Etre. Tout au contraire, elle manifeste une ouverture, d'où provient une caractéristique principale de l'Etre : la puissance créatrice.

«Le chaos/abîme/sans-fond, c'est ce qui est derrière ou en dessous de tout existant concret, et c'est en même temps la puissance créatrice – vis formandi dirait-on en latin- qui fait surgir des formes, des êtres organisés. [8]»

Cette puissance créatrice se manifeste lorsque du monde physique inerte émerge le vivant, puis lorsque du monde vivant émerge l'humain. Création, sous la plume et dans l'esprit de Castoriadis, ne veut dire bien entendu pas que quelque chose est produit à partir de rien. Telle qu'il l'entend, elle veut dire apparition de ces nouveaux modes d'être que sont la vie en premier lieu et l'être-homme ensuite : «La création veut dire exactement la position de nouvelles déterminations – l'émergence de nouvelles formes par conséquent ipso facto l'émergence de nouvelles lois – les lois qui appartiennent à ce mode d'être. [9]» Les lois de la biologie ne contredisent pas les lois qui régissent le monde inerte physico-chimique, on pourrait dire même qu'elles les utilisent, mais elles sont radicalement autres. Elles n'en sont pas et ne pourront jamais en être déduites ; c'est en cela qu'il y a création. Il en va de même lorsque on passe du vivant à l'humain : «L'homme ne nous intéresse pas uniquement parce que nous sommes des hommes. L'homme doit nous intéresser parce que, selon tout ce que nous savons, le fantastique nœud de questions liées à l'existence de l'homme et au type ontologique d'être représenté par l'homme n'est pas réductible à la physique ou à la biologie. [10]» En d'autres termes, l'être-homme est un aspect spécifique de l'Etre généralement, et il nous révèle quelque chose sur ce qui est , que nous ne pourrions pas voir autrement.

La prise en considération de la puissance créatrice de l'Etre amène aussi à reconnaître, ou si on préfère elle manifeste, que le temps n'est pas une dimension du monde assimilable aux dimensions spatiales de ce même monde. «L'Etre n'est pas simplement «dans» le temps, mais il est par le temps (moyennant le temps, en vertu du temps). Principalement l'Etre est Temps. (ou aussi l'Etre est principalement à –Etre). [11]»

Imaginaire social

Article détaillé : Imaginaire social.

Le changement social implique des discontinuités radicales qui ne peuvent pas être comprises en termes de causes déterministes ou présentées comme une séquence d'événements. Le changement émerge à travers l'imaginaire social. L'ensemble des sociétés construisent leurs propres «imaginaires» : institutions, lois, traditions, croyances et conduites. Au fil de ses livres Castoriadis donne un certain nombre d'illustrations :

Pour René Barbier, l'imaginaire social selon Castoriadis, correspond à un processus essentiellement créateur.

Quelques considérations historiques

Il en découle un certain nombre de conséquences simples, sur des problèmes du siècle écoulé par exemple :

Selon Castoriadis, dans le domaine des institutions humaines, il n'existe pas de modèle théorique, il n'existe qu'une réalisation qui se produit dans le temps, au fil des millions de décisions spécifiques et de conduites individuelles ponctuelles ; en cas d'échec, les causes doivent être comprises, par l'analyse des visées individuelles et de leur évolution; mais on ne remet pas la machine à zéro, on ne rejoue pas la partie comme au flipper, ce n'est pas «bonus, same player shoots again» mais «game over» ; d'autres institutions et d'autres expériences sociales auront lieu. Symétriquement le mode de production capitaliste, l'univers de l'exploitation capitaliste ne sont pas des incarnations dégénérées d'une vraie bonne théorie du marché, ce ne sont que des créations imaginaires et réelles qui finiront par s'écrouler, aucun gouvernement ne pourra dire, bon, on redébute le capitalisme en évitant les bavures du passé ! Il ne s'agit pas d'une séance ratée de travaux pratiques sur la base d'un bon cours magistral.

L'aliénation comme hétéronomie

L'hétéronomie est une notion centrale de la pensée castoriadienne avec laquelle il entreprend de repenser l'aliénation individuelle et collective. En effet, Castoriadis se posera le problème consistant à «donner un sens non métaphysique à l'aliénation» [12] non seulement dans son maitre-ouvrage «l'institution imaginaire de la société», mais toujours tout au long de sa vie et des différents tomes des «Carrefours du labyrinthe». Ainsi, il cherchera à reconceptualiser l'aliénation comme hétéronomie, dont le sens se rapporte à l'étymologie, désignant le fait de ne pas être à l'origine de ses propres lois et normes, de son «nomos » ; mais cette analyse vise, tout autant ou alors plus qu'à la critique des sociétés aliénés, à réfléchir ainsi qu'à élaborer le concept et le projet d'autonomie individuelle et collective, qui fait partie des fil directeur constant de la philosophie de Castoriadis. Il développe par conséquent une analyse croisée de deux versants de l'hétéronomie, celle concernant l'individu, et celle concernant la société, et s'attache au-delà de leur distinction, à montrer leur inter-dépendance et leur intrication conceptuelle.

L'hétéronomie sociale

Une société est reconnue par Castoriadis comme hétéronome quand elle ignore le fait qu'elle est à l'origine de ses propres lois, normes, représentations et symbolisations du monde, attribuant au contraire une source «extra-sociale» (Dieu, les Ancêtres, les lois de l'économie, l'obligation historique, la Nature Humaine) à ses valeurs, croyances et institutions. Il y à hétéronomie quand «il y a méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité» [13]. Cette «auto-occultation» de l'activité instituante de la société entraîne ainsi ce qu'il dénonce comme «autonomisation» des institutions, c'est à dire, le fait que ce qui est institué, comme il s'appuis sur des «significations imaginaires sociales» reconnus comme indubitables (textes sacrées ; «rationalité» de l'économie …), tend à sa reproduction inertielle.

Ainsi, Castoriadis estime que la très grande majorité des sociétés ayant existées et existantes peuvent être dites hétéronomes. C'est le cas pour les sociétés religieuses, mais également, dans une moindre mesure, de nos sociétés capitalistes. La clôture de l'imaginaire capitaliste réside selon lui essentiellement dans l'objectif «d'expansion infini de la maîtrise rationnelle»[14], maîtrise qui vise la totalité de la société[15], et qui se traduit surtout par la prédominance de la logique économique. Il affirme mais aussi «le trait caractéristique du capitalisme entre l'ensemble des formes de vie social-historique est bien entendu la position de l'économie – de la production et de la consommation, mais également, bien plus, des critères économiques – en lieu central et valeur suprême de la vie sociale», «toutes les activités humaines et tout leurs effets arrivent, peu ou prou, à être reconnues comme des activités et des produits économiques, ou pour le moins, comme principalement caractérisés et valorisés par leur dimension économique.»[16].

Un autre aspect de l'hétéronomie ou aliénation sociale contemporaine, néanmoins solidaire du premier, est l'idée que la politique est une affaire d'experts, ce qui revient pour Castoriadis à penser que certains possèdent un savoir leurs donnant la possibilité plus qu'à d'autres de définir ce qu'est une «bonne» société, quels doivent être ses objectifs, ses lois, ses institutions… Or, en plus de tourner «en dérision l'idée même de démocratie : le pouvoir politiques se justifie par «l'expertise» qu'il seraient seul à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement nommé à donner son avis sur ces “experts''», cela revient aussi à postuler qu'il y a des lois et institutions rationnellement justes, ce qui renvoie de nouveau à l'autonomisation des institutions ainsi qu'à l'occultation de l'absence de Vérité en-soi concernant les normes que doivent édicter les sociétés. En d'autres termes, il ne peut y avoir pour Castoriadis de fondation rationnelle de la justice, en ce sens qu'il n'y a pas de finalité rationnelle à l'existence des sociétés – ce qui veut dire ici que les moyens rationnellement mis-en-œuvre par les «experts» ne le sont qu'seulement vis-à-vis d'une fin elle-même non rationalisable.

L'individu hétéronome

L'individu est pour Castoriadis une «fabrication» de la société : il renvoie au processus qu'il sert à désigner sous les termes de «socialisation de la psyché» – socialisation qui correspond à «l'introjection» des normes, valeurs, croyances et représentations constituant l'imaginaire sociale par l'enfant. Donc, quand les valeurs et représentations – plus globalement les «significations imaginaires sociales» – d'une société sont closes (hétéronomes) alors les individus «fabriqués» au sein de cette société tendront à l'être aussi. Dans cette perspective, Castoriadis, recourant alors aux approches psychanalytiques, définit l'individu hétéronome comme celui qui ne remet pas en question les significations sociale que sa société lui a présenté comme vrai, et qui au contraire y adhère sans réflexion. L'individu aliéné – dont l'imaginaire est clos – «est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, bien que non su comme tel, exactement parce que non su comme tel. La majeure partie de l'hétéronomie – ou de l'aliénation, au sens général du terme – au niveau individuel, c'est la domination par un imaginaire autonomisé qui s'est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir.»[17].

Ainsi, pour ce qui concerne l'individu contemporain, Castoriadis diagnostique l'émergence d'un «nouveau type anthropologique d'individus, […] définit par l'avidité, la frustration, le conformisme généralisé», ajoutant que «tout cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d'une techno-science autonomisée, l'onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l'atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et «morale» de l'ensemble des «produits», des «richesses» qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts.»[18]. Poursuivant, il décrit l'individu généré par nos sociétés capitalistes comme "perpétuellement distrait, zappant d'une «jouissance» à l'autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toute sollicitations d'une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions nommées marchandises.». Il résume régulièrement ces différents aspects sous le concept de «privatisation des individus», désignant par là le repli de ceux-ci sur la sphère privé, se désinvestissant massivement des sphères publiques où s'élaborent les liens et projets sociaux…

Le projet d'autonomie

Le projet d'autonomie défendu par Castoriadis est celui d'une démocratie véritable, au sens qu'il lui donne, à savoir l'autogestion de la société, ou encore, en d'autres termes, l'abolition de la séparation instituée entre dirigeants/décideurs d'un coté, et dirigés/exécutants de l'autre. C'est dans cette perspective qu'il définit l'objet de la politique comme la création «d'institutions qui, intériorisées par les individus, favorisent au maximum leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société»[19]. L'autonomie de la société implique par conséquent pour Castoriadis que celle-ci reconnaisse que l'institution de la société est auto-institution, et donc qu'elle accepte «l'absence de toute norme ou Loi extra-sociale qui s'imposerait à la société»[20]. L'autonomie sociale consiste alors à l'auto-institution «lucide et délibérée» des lois, normes et institutions. Par là même, le projet d'autonomie, comme projet d'instauration d'une démocratie, réclame que ce qu'il appelle la «sphère publique/publique» ou «l'ecclesia» devienne effectivement publique, c'est à dire que la politique et le «lieu» où elle se met en place redevienne dans les fait l'affaire et le «lieu» de tous, «et non pas objet d'appropriation privée par des groupes spécifiques»[21]

Le projet d'autonomie n'est par conséquent pas le projet d'une société parfaite, où la question de la justice serait résolue une fois pour toute (ce qui renvoie à l'idée d'une société utopique), mais au contraire celui d'une société qui maintient ouvert cette question «abyssale», et qui donc maintient la possibilité effective pour ses citoyens de débattre et de décider sur ce qu'ils estiment juste.

En cela, ce projet ne consiste pas à défendre une société garantissant le bonheur de tous, mais la liberté individuelle et collective. D'autre part, celle-ci (la liberté) n'est pas conçue par Castoriadis comme en conflit avec l'idée d'égalité, mais tout au contraire, comme indissociable : la liberté (l'autonomie) consistant dans la possibilité effective de participer à l'élaboration des lois, implique une égalité politique, c'est-à-dire décisionnelle, qui elle-même n'est pas séparable, selon Castoriadis, d'une égalité économique[22].

Enfin, concernant le passage de la société capitaliste à démocratie représentative, qu'il juge hétéronome, à une société autonome, Castoriadis affirme que celle-ci «ne peut être instaurée que par l'activité autonome de la collectivité. (…) [qu']elle présuppose que la passion pour la démocratie et pour la liberté, pour les affaires communes, prend la place de la distraction, du cynisme, du conformisme et de la course à la consommation. Bref : elle présuppose, entre autres, que l'«économique» cesse d'être la valeur dominante ou exclusive. (…) "

Deux articulations principales chez Castoriadis

Articulation individuel/collectif

Castoriadis a abordé les deux facettes de l'ontologie sociale-historique-psychique-imaginaire, la facette individuelle et la facette sociale. Selon lui, les institutions autant que les psychés s'auto-élaborent dans le temps, peut-être pas la même échelle de temps pour les deux mais sans doute dans le temps. Elles ont une interaction réciproque, un rapport dialectique. Rappelons pour mémoire les interactions intercivilisationnelles et les interactions interpersonnelles, une civilisation se développe au contact et en friction avec les civilisations voisines, un psychisme se développe au contact et en friction avec d'autres psychismes. Ce n'est pas là l'apport de Castoriadis, ce qui l'intéressait plus est d'examiner comment les institutions d'une civilisation résultent du long travail de millions de psychés individuelles non-figées, le développement du psychisme d'un ex-bébé résulte de son long bain dans une civilisation non-figée. Ceci pourrait sembler un lieu commun presque déterministe, tel n'est pas le cas à cause exactement de la petite part irréductiblement non-fonctionnelle de l'ontologie sociale-historique.

Leurs points ontologiques parallèles sont assez simples à identifier

Articulation synchronique/diachronique

Un aspect essentiel quoique complexe à exprimer clairement avec les modestes moyens de nos métaphores est la relation au temps qu'entretiennent les êtres de l'ontologie sociale-historique. Au fil de ses ouvrages Castoriadis y a consacré de longs paragraphes. Contentons-nous de ses remarques sur les deux manières de parler des institutions sociales-historiques. Une institution revient fréquemment à titre d'exemple, le langage ; on peut étudier le langage soit sous la forme d'une coupe instantanée, soit sous l'angle de l'évolution de tel sous-ensemble au fil du temps :

Concept d'ensembliste-identitaire et mathématiques

Pour voir plus clair sur la volonté de rigueur quasi-mathématique de Castoriadis dans ce domaine, lire la page ensembliste-identitaire et mathématiques. On y trouvera l'explication des deux termes ensembliste et identitaire, par la référence que fait Castoriadis à la théorie des ensembles et l'identité d'une classe d'équivalence. L'auteur avait tenté de résumer ce concept par le néologisme «ensidique», mais cela a avorté.

Totalitarismes

Castoriadis s'inquiète de voir en l'histoire de l'humanité celle des horreurs, le monde occidental ne s'en distinguant guère hormis par un détail qui fait sa spécificité :

(... ) on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois, faire une autocritique analogue, et je vois toujours actuellement les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises au cours de la Seconde guerre mondiale. (Propos recueillis par Olivier Morel, La République des Lettres http ://www. republique-des-lettres. fr/232-cornelius-castoriadis. php)

Il s'émeut d'autre part de ce que cette attitude hypercritique choisie par le monde occidental amène à des distorsions dans la vision du réel :

la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, 130 ans : c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et le Moyen-Orient débute au XVe siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans - par conséquent les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le XIe, au plus le XIIe siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Egypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes - pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIe siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage a été introduite en Afrique par les marchands arabes à partir des XI-XIIe siècles (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste toujours dans certains d'entre eux. (Idem)

Il s'efforce par conséquent de remettre la situation en perspective, sans indulgence, mais également sans humilité unilatérale :

Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis uniquement ceci : que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans l'ensemble des autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime. (Idem)

(in La montée de l'insignifiance, (Les carrefours du labyrinthe IV) ed. du Seuil, collection Essais)


Fidèle en cela à son crédo énoncé dans Ce qui a fait la Grèce : "Ce qui fait la Grèce, ce n'est pas la mesure et l'harmonie, ni une évidence de vérité comme dévoilement. Ce qui fait la Grèce, c'est la question du non-sens ou du non-être. " Il est à noter que Castoriadis a toujours récusé la récupération du nom Grèce par le Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne.

Controverse

Au premier trimestre 1979, une violente dispute médiatique opposa Cornelius Castoriadis mais aussi l'historien Pierre Vidal-Naquet à l'écrivain Bernard-Henri Lévy au sujet de nombreuses erreurs factuelles dans le livre de ce dernier, Le Testament de Dieu[23]. Dans un article du Nouvel Observateur en date du 9 juillet 1979, Cornelius Castoriadis admettant sa perplexité devant le «phénomène BHL», écrivait : «Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un “auteur” peut-il se permettre d'écrire n'importe quoi, la “critique” le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l'imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n'avoir aucun écho effectif ?» Optimiste, Castoriadis ajoutait néanmoins : «Que cette camelote doive passer de mode, c'est certain : elle est vouée, comme l'ensemble des produits contemporains, à obsolescence incorporée.»

À sa mort, fin 1997, le journal Le Monde publie une rubrique nécrologique dont une citation, coupée de tout contexte, était «Les gens s'aperçoivent que l'objectif central de la vie humaine ne peut pas être de changer de voiture l'ensemble des trois ans plutôt que l'ensemble des six. Mais ils ne peuvent pas, jusqu'ici, trouver en eux-mêmes la ressource pour aller au-delà (... ). Il ne s'agit pas uniquement de créer une nouvelle conception politique, il s'agit de mettre en cause tout un mode de vie et d'en concevoir un autre, puisque dans la société de consommation règne des partis bureaucratiques, pouvoir de l'argent et des médias, superficialisation de la culture sont intimement liés et solidaires[24].», ce qui laissait à penser que Castoriadis n'était qu'un analyste critique de la société de consommation.

Œuvres

Notes et références

  1. Depuis 1930 Istanbul.
  2. Les carrefours du labyrinthe V, Editions du Seuil, 1997, p. 13
  3. L'institution imaginaire de la société, Editions du Seuil, 1975, p. 310
  4. Les carrefours du labyrinthe II, Editions du Seuil, 1986, p. 393
  5. Les carrefours du labyrinthe, Editions du Seuil, 1978, p. 209
  6. Les carrefours du labyrinthe II, Editions du Seuil, 1986, p. 407
  7. Repris dans les Carrefours du Labyrinthe II pages 394 à 398. Par nature le contenu de ces pages est impossible à résumer. Le lecteur intéressé devra par conséquent s'y reporter.
  8. Les carrefours du labyrinthe VI, Editions du Seuil, 1999, p. 203
  9. Les carrefours du labyrinthe V, op. cit. p. 18
  10. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit. p. 221
  11. Les carrefours du labyrinthe II, op. cit. p. 219
  12. C. CASTORIADIS, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), éditions du Seuil, collection «La couleur des idées», 2009, p. 104
  13. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 2 : Domaine de l'homme, Paris, Editions du Seuil, collection «Points-Essais», 1999, p. 477
  14. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 3 : Le monde morcelé, Paris, Editions du Seuil, collection «Points-Essais», 2000, p. 19
  15. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 6 : Figures du pensable, Paris, Editions du Seuil, collection «La couleur des idées», 1999, p. 73
  16. Cornélius CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 5 : Fait ainsi qu'à faire, Paris, Editions du Seuil, collection «Points-Essais», 2008, p. 169
  17. C. CASTORIADIS, L'institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, collection «Points-Essais», 1999, p. 152
  18. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p. 89
  19. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p. 73
  20. Les carrefours du labyrinthe, tome 2, op. cit., p. 479
  21. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p. 76
  22. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p. 85-86
  23. La critique du Testament de Dieu de Bernard-Henry Lévy (1979) - Pierre Vidal-Naquet
  24. «Mettre en cause un mode de vie», Le Monde, 28 décembre 1997.

Voir aussi

Bibliographie

Ouvrages

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